La notion de « réseaux mafieux de passeurs »…

Ce qu’il y a d’intéressant avec les mots, c’est qu’ils permettent de structurer des discours, d’une belle cohérence, de nature à convaincre ceux qui ont envie de l’être, mais qui — si l’on gratte un peu — s’effondrent tant ils s’appuient sur des demi, voire des contre-vérités.

blog-durandandco_reseau-mafieux-passeurs_20201027.jpg, oct. 2020

Ainsi, plutôt que de mettre en place une politique à la hauteur des traditions d’accueil, de liberté et d’égalité de la France, ce régime, à la recherche permanente de l’électorat du RN, construit une argumentation adaptée. Il s’agit de faire peur et de justifier la fermeture des frontières. Un de ces concepts, qui tourne en boucle dans les propos officiels est celui du « réseau mafieux de passeurs ». En diabolisant ces « passeurs », en les assimilant à des « réseaux mafieux » et à des « esclavagistes » et en réduisant les migrants au rang de pures victimes, le gouvernement se pare de vertus, humanise ses mesures les plus cyniques et criminalise toute solidarité de terrain.

Avant de commencer, il me faut affirmer que l’objectif de ce billet n’est pas de nier une réalité. Les « réseaux mafieux de passeurs » les « filières d’immigration irrégulière » existent, elles sont condamnables et l’on doit les anéantir. Mais le veut-on vraiment ? Si c’était le cas, la façon la plus efficace de le faire, ce serait probablement d’ouvrir nos frontières (comme la seule façon efficace que les Américains avaient trouvée pour mettre fin au trafic d’alcool : lever la prohibition).

Regardons le discours tenu officiellement par l’État français. Une plaquette de l’« Office central de répression de l’immigration et de l’emploi d’étrangers sans titre » nous donne les éléments de langage. Ceux-ci sont sans surprise : ce sont « des organisations criminelles […] Elles ont recours à des procédés mafieux… […] Elles sont directement responsables de plusieurs milliers de noyés chaque année en Méditerranée ». Pourtant, s’il y a des morts en Méditerranée, ce ne serait pas plutôt en raison de la fermeture des frontières de l’Europe, ou parce qu’on empêche les ONG de leur venir en aide ?

Les termes de « mafia » et de « passeurs » étant fortement connotés, on voit bien l’intérêt » qu’il y a de coller ces mots y compris aux bénévoles. Et là, je fais aussi bien référence à Cédric Herrou dans la vallée de la Roya, qu’à Martine Landry d’Amnesty à Vintimille, ou aux bateaux affrétés pas des ONG qui sauvent des vies en Méditerranée. Le Figaro du 8 avril 2019 dans un article intitulé « Migrants : les ONG complices des “passeurs”, une accusation récurrente » écrit : « Christophe Castaner a estimé en fin de semaine dernière que les ONG chargées de secourir les migrants en Méditerranée “ont pu se faire complices” des passeurs. “On a observé que certaines ONG étaient en contact téléphonique avec des passeurs”, précise-t-il. Emmanuel Macron avait déjà accusé en juin 2018 l’ONG Lifeline de faire “le jeu des passeurs”. »

Le journal Le Monde du 3 mars 2020 nous explique qu’Amnesty International « épingle huit pays européens — Croatie, Espagne, France, Grèce, Italie, Malte, Suisse et Royaume-Uni — où des poursuites judiciaires, souvent couplées à “des manœuvres d’intimidation, de harcèlement, et à des campagnes de dénigrement” ont été intentées contre des personnes ou des associations ayant apporté une aide à des migrants. Entre 2015 et 2018, 158 personnes et 16 ONG ont ainsi été soumises à des procédures judiciaires. […] En Grèce […] deux bénévoles pour une ONG de sauvetage en mer à Lesbos [sont] accusés de trafic d’êtres humains et d’appartenance à une organisation criminelle, ils encourent jusqu’à vingt-cinq ans de prison. »

Dans le même temps, des sociologues ont commencé à s’intéresser à la relation entre passager et passeur envisagés non pas de manière binaire — salaud vs victime — « mais comme une figure complexe d’un phénomène unique : celui de tout départ forcé (…) effectué en toute méconnaissance du bon itinéraire illégal pour arriver sain et sauf dans un pays aussi sûr que possible ». La revue numérique « Les mots sont importants » dans un article « Les passeurs : tous les mêmes ? » nous explique : « tout au long de leur périple, les migrants vont avoir affaire à des personnes les aidant à avancer, avec de nombreuses variations, tant géographiques (pays d’origine plus ou moins éloignés de la destination, pays de transit plus ou moins répressifs) que liées aux capacités financières de chacun :
– les personnes ayant davantage de moyens (souvent après avoir contracté une dette chez eux, qu’il leur faudra rembourser) avancent plus vite, passant d’une région à une autre à chaque fois avec de l’aide ;
– celles qui disposent de moins d’argent tentent d’effectuer des portions de chemin par elles-mêmes, s’arrêtant parfois à certaines étapes pour travailler, avant de reprendre leur route en recourant à un “agent ‘(le terme utilisé en anglais) lorsqu’il se révèle indispensable (pour l’entrée en Europe par la frontière gréco-turque, par exemple, ou la traversée du désert libyen ou de la mer Méditerranée). 
»

L’auteur donne l’exemple du parcours d’un Érythréen et résume son périple : « En somme, des sauts de puce et des retours en arrière, parsemés de haltes toujours subies, mais d’une pénibilité très variable — de l’enfermement dans des conditions sordides à la survie solidaire avec des compatriotes dans l’attente de passer. Trois années et de nombreuses mésaventures plus tard, il est à Calais. »
Arrivé à Calais, « pendant deux mois, il est ‘fermeur de porte’ puis finit par ‘passer’ lui aussi. Ainsi, à Calais ou à Khartoum, c’est exactement le même rapport entre compatriotes qui est ici décrit, illustrant une certaine modalité de la relation passeur-passager, où la séparation entre les deux, passablement estompée, semble presque inepte, puisque l’on peut être tantôt l’un tantôt l’autre. »
Et de constater : « C’est alors la peur qui caractérise le rapport aux passeurs, que le renforcement de la fermeture des frontières a rendus plus nécessaires — donc plus puissants — que jamais. ».

Que conclure ? Pour mettre fin à ces groupes mafieux qui s’accroissent par les effets secondaires de notre législation de plus en plus répressive, ne faudrait-il pas laisser entrer ces pauvres gens ? Allez chiche : on dit que La France et l’Europe sont complices des « passeurs ? »

Remarque :
Ce texte a déjà été publié dans lettre d’information mensuelle envoyée par quatre associations : les groupes de Figeac de « La Cimade » et d’« Amnesty International », la section de Martel de la « Ligue des droits de l’homme » et « Jamais sans toit 46 ». Pour vous y abonner, il suffit de m'adresser un courriel (rene.durand@durandandco.org) me demandant de vous ajouter à la liste des destinataires.

Les liens :
Article « Les passeurs : tous les mêmes ? » dans la revue numérique « Les mots sont importants ».

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