C’est un peu court, votre histoire du jazz, on pouvait dire bien d’autres choses en somme...
Par René Durand le lundi 10 avril 2017, 18:41 - Réflexions - Lien permanent
L’association de mon (nouveau) village (« Al Cloquier ») a une dimension fortement socioculturelle et c’est très bien comme cela. Tous les ans, elle fait intervenir un conférencier sur un thème donné. Celui choisi cette année, rompu à l’exercice, spécialiste de la musique « savante », a bien voulu s’essayer sur l’histoire jazz, domaine que, manifestement, il connaissait moins bien. À la fin de sa présentation, pour autant complète et documentée, j’étais fort en colère. Je vais tenter, dans le présent article, de vous expliquer pourquoi.
Ce qui me fâchait donc, ce n’était pas la qualité de la prestation
de ce conférencier, mais le fait qu’il ne traitait pas à son bon niveau le
rapport entre cette musique et l’esclavage, la politique raciste des Etats
Unis, la misère des populations noires, etc. Comme si cette musique
n’avait qu’une dimension « musicale », coupée de l’histoire des
hommes et de leur société. Pour ma part, à tort ou à raison, j’estime que cette
musique est indissociablement attachée à la place laissée aux noirs dans cette
Amérique. Elle n’est pas née « hors sol ».
Dans cette logique, le critique Joachim-Ernst Berendt définit
le jazz comme « une forme d’art musical originaire des États-Unis, née
de la confrontation entre la musique des esclaves noirs et celle des
Européens ». Dans une de ses conférences, Constant
Martin (passionné de jazz et auteur d’études sur les liens entre
musique et politique) commente : « L’héritage musical de l’esclavage
est un sujet très mystérieux. Comment expliquer que, dans les conditions de
totale déshumanisation caractéristiques de l’esclavage, soient apparues des
musiques puissantes au point d’influencer toutes les musiques populaires
d’aujourd’hui ? »
L’esclavage en Amérique du Nord s’étalera sur près de 250 ans, entre
1619 et 1865. Les Africains, emmenés de force sur les bateaux des
négriers européens, sont vendus dans les conditions que l’on connaît. Ils sont,
d’une manière pour le moins brutale, disséminés dans un territoire inconnu et
aléatoirement séparés de leurs groupes d’origine. Ainsi, une fois débarqués,
ils ne disposent plus de moyens de communiquer entre eux. Dans la plupart des
cas, ils se retrouvent dans de moyennes ou petites plantations. Cette relative
proximité avec la famille blanche, si elle va favoriser les échanges, n’enlève
rien à la situation vécue. En fait, il s’agit d’enlever toute humanité
aux esclaves, ce qui fera dire à Orlando Patterson, sociologue jamaïcain, que
« l’esclavage, c’est une forme de mort sociale ». Résultat,
le nombre de suicides est très important, la reconquête d’une humanité par les
survivants passe par l’apprentissage de nouveaux moyens de communication et la
musique semble en être un élément essentiel.
C’est dans ce contexte que va naître le jazz. « On va prendre
dans la culture de l’oppresseur ce qui peut construire la culture de
l’opprimé ». Rapidement les esclaves entendent, mais aussi
jouent pour les colons (les grandes plantations ont des orchestres d’esclaves).
Certains éléments de la musique africaine (polyrythmie passant l’accentuation
en dehors de la pulsation, temps musical cyclique, timbres riches, etc.) vont
rentrer en résonance avec la musique des colons : « les musiques
populaires anglaises sont pentatoniques comme beaucoup de musiques africaines,
les gigues irlandaises sont construites sur un rythme cyclique, les musiques
populaires européennes aiment les timbres riches (ex : vielle à roue),
etc. ».
Les esclaves s’approprieront et copieront les instruments des
Européens, mais aussi en créeront de nouveaux. Dans le registre des
percussions, le tambour était l’instrument le plus répandu. De nombreuses
parties du corps étaient utilisées pour frapper sur la peau : les mains,
les coudes et même les pieds. D’autres instruments accessoires étaient
utilisés pour enrichir les timbres : gourde remplie de petits cailloux,
planche à laver, triangle et banjo copié sur la guitare espagnole.
Notons enfin la part déterminante des religions, dans la naissance de
cette musique. Les catholiques exploitent sans
vergogne l’esclavagisme pour évangéliser les esclaves. « Des chants
nouveaux et profanes vont ainsi être créés par les gens de couleur et vont
se répandre en dehors des églises catholiques pour venir enrichir les rites
vaudou. Chantés en créole, ils évoquent le plus souvent des thèmes
religieux empruntés aux maîtres blancs, français et espagnols. »
L’arrivée des Anglais en Louisiane, et avec eux celle du
protestantisme, aura par contre plus d’influence. Les esclaves
vont davantage s’investir dans cette religion, probablement en raison de la
prise de liberté avec laquelle il est possible de célébrer Dieu dans un
langage commun (et pas en latin). Ils vont pouvoir chanter selon leur cœur,
sans contraintes, et ainsi apporter les gammes pentatoniques héritées
d’Afrique et donc des intonations toutes nouvelles.
La construction de cette nouvelle musique est lente. Si les
premiers esclaves sont achetés par des colons de Virginie au 17e siècle, ce
n’est qu’en 1902 que l’on trouve trace du premier enregistrement sur rouleau
d’une chorale de noirs dans un spiritual. Pour compliquer la tâche des
chercheurs, il faut bien admettre que presque aucun document ne vient retracer
ce cheminement musical qui a conduit les esclaves noirs aux premiers pas du
blues et du jazz.
Pour ce qui est du blues, la libération des esclaves après la
guerre de Sécession, mais aussi la construction du chemin de fer, vont amener
certains musiciens noirs à prendre la route et errer de ville en ville pour
chanter leur misère en s’accompagnant d’une simple guitare. Là encore pas de
traces, seule l’arrivée des premiers enregistrements attestera de l’existence
de ce style musical campagnard appelé blues. Cela dit, rien ne semble
expliquer la construction du blues, ni la présence des deux notes altérées,
ni les séquences de quatre mesures, etc.
Si l’esclavage a une part essentielle dans la naissance de ce style
musical, le racisme accompagnera son évolution. Dans les
années 1920-1930, la prohibition va permettre l’éclosion de scènes
clandestines où le jazz va se tailler une réputation sulfureuse, immorale et
décadente. Comment ne pas mesurer la condition faite aux femmes noires dans les
années 20 à travers les paroles des blues de Bessie Smith ?
« Alors que le jazz commençait à se développer, beaucoup
s’interrogeaient sur la manière dont il allait influencer les représentations
des Blancs à propos de la communauté afro-américaine — auquel le jazz était
alors associé. Pour certains Afro-Américains, le jazz a permis de
mettre en lumière la contribution des Noirs à la culture et à la société
américaines, et d’attirer l’attention sur l’histoire et la culture noire. Pour
d’autres, la musique et le terme jazz rappelleraient en revanche une société
oppressante et raciste, qui restreint leur liberté
artistique ».
Ai-je, par mon propos, comblé les manques que j’ai perçus dans la prestation de
notre conférencier ? Quand on traite d’un sujet, ne devrait-on pas
systématiquement l’inscrire dans son contexte
sociopolitique ?