Dis, c’est quoi ce travail ?
Par René Durand le vendredi 10 mars 2017, 19:06 - Politique et critique du libéralisme - Lien permanent
L’association « Tant bourg battant », nom derrière lequel se cache le foyer rural de la commune de « Le Bourg », avait organisé en ce premier week-end de mars un séminaire de trois jours (vendredi, samedi et dimanche) intitulé « Le travail n’est pas une marchandise : travail, rémunération, chômage et retraite en économie à valeurs humaines. » Au lendemain des luttes contre la loi El Khomri, je ne pouvais ignorer cette opportunité. Par contre, je n’ai pas pu, pour des raisons personnelles, assister à l’intégralité de ce séminaire proposé par Michel Laloux : deux jours sur trois seulement. Ainsi donc, ce qui suit ne saurait en aucun cas résumer le discours de l’intervenant.
Si j’en crois Wikipedia : « Au sens le plus
large, le travail correspond à toute activité humaine de production de biens
et/ou de services. Le bricolage, les travaux ménagers, la toilette ou les
devoirs scolaires entrent dans ce champ. Dans un sens plus restreint, le
travail peut être défini comme l’action de produire de la valeur — des biens
et/ou des services — à destination d’autrui. […] Depuis le rapport Stiglitz,
les économistes insistent sur le fait que le travail n’est pas seulement le
travail rémunéré, l’activité productrice des travailleurs : il comprend
aussi le bénévolat et le travail domestique. » Une définition
large s’il en fût !
Pour ce qui est de Michel Laloux, pour mieux vous le faire connaître, j’ai mis
ci-dessous un lien qui pointe la vidéo d’une de ses conférences tenue à Genève
en mai 2013 : « Comment dépolluer
l’économie ? » Lors de notre séminaire, mais on retrouve cette
pensée dans sa prestation à Genève, Michel Laloux nous a montré comment le
système néolibéral a vicié notre vision de la chose économique. C’est
Henri Wallon (1879-1962) qui expliquait que travailler c’est
« contribuer par des services particuliers à l’existence de tous, afin
d’assurer la sienne propre ». Michel Laloux voit dans le
travail des rapports essentiellement humains, l’homme étant au centre
de ce processus. Il nous montrera aussi comment (et il en rendra encore
responsable la logique libérale) on a fait entrer dans le domaine de l’économie
un certain nombre de choses qui n’auraient jamais dû s’y trouver. Il estime en
particulier que le capital, la monnaie ou le foncier ne relèvent pas de ce
domaine.
Pour me préparer à ce séminaire je m’étais adressé à trois de mes
« connaissances » compétentes en matière d’économie, du travail et de
l’emploi. L’un d’eux, Pierre Zarka me conseillait la lecture
d’un livre d’Alain Supiot intitulé :
« Au-delà de l’emploi ». C’est en 1997 que
la Commission européenne lui confiait la direction d’un groupe international et
interdisciplinaire (droit, philosophie, histoire, économie, et sociologie) de
chercheurs sur la question de l’avenir du droit du travail en Europe. Le
rapport, terminé en juin 1998, s’intitulait :
« Transformations du travail et devenir du droit du travail en
Europe — Rapport final ». Comme l’explique l’auteur, cette
Europe n’avait encore que 15 membres et se voulait toujours un peu
« sociale ». Mais « l’installation d’un chômage de masse et
la montée de la précarité signalaient déjà les dangers de ce que les esprits
lucides nommaient alors en France la fracture sociale ». Je n’espère
pas vous surprendre en vous apprenant que ce travail ne fera l’objet d’aucune
suite. Plus encore, l’Union européenne a persisté dans une position
ultralibérale pourtant minoritaire dans ces années-là. L’entrée dans
l’Europe des pays libérés de l’emprise soviétique a bien entendu renforcé la
course au « moins-disant social » et bientôt à la
« flexicurité » !
Rapidement, la création de l’Euro et la mise en place d’une banque
centrale ont contribué à asservir les États à la réalisation d’objectifs
chiffrés fixés au préalable. Cette politique portée par la Troïka
(Banque centrale européenne, Commission européenne et Fonds monétaire
international), qui manifestement ne marche pas, s’est pour autant durcie au
fil du temps. Les conséquences sur l’emploi en sont catastrophiques. En
2015, si l’on en croit Eurostat, le taux de chômage des jeunes a atteint
48,8 % en Espagne, 48,3 % en Grèce, 40,7 % en Italie,
31,8 % au Portugal et 24,5 % en France. Aujourd’hui, les
gouvernements européens, reniant toute volonté sociale pour l’Europe, porteurs
des objectifs économiques de la « troïka », mettent en œuvre une
déréglementation du droit du travail. Ils sont pressés de procéder aux
« nécessaires réformes structurelles ». En France ce sera la loi El
Khomri et son installation à coups d’article 49-3. Cette casse n’a rien à
voir avec ce qu’exigent et attendent nos concitoyens.
Il est pourtant indispensable de moderniser notre approche du travail.
Il est de plus en plus complexe, en constante mutation et sous la pression du
système néolibéral. Permettez-moi d’illustrer mon
propos :
- Ce sont les nouvelles technologies, qui au lieu d’humaniser le travail et le rendre moins pénible, servent d’arguments aux licenciements.
- L’emploi public, un travail au service de l’intérêt général, est au pire détruit et au mieux privatisé.
- L’espace de travail se dilue et ne cesse d’envahir le domaine privé du lieu de vie.
- La précarisation des travailleurs, le cumul d’emploi à temps partiel et même en intermittence se multiplient.
- Nous sommes dans l’incapacité d’accompagner les personnels dans des formations de nature à leur permettre de progresser et de s’adapter.
- Les inégalités de statut et de salaire entre les hommes et les femmes sont inexplicables.
- La prise en charge du travail associatif et bénévole n’est pas à la hauteur des enjeux.
- Les rythmes collectifs de repos, autorisant une vie familiale harmonieuse, ne sont pas respectés.
- Le mode de gestion des personnels par le chiffe, par le stress, etc. n’est pas sans conséquence sur la santé publique.
- Etc.
Comment faire mieux avec des réponses en rupture avec l’idéologie ambiante ? Si la solution, alors proposée dans le rapport d’Alain Supiot n’a pas été retenue par l’UE, elle avait pourtant reçu un accueil favorable du monde syndical et de celui de la recherche. Cette préconisation consistait en la création d’« un droit de tirages sociaux », à disposition de tout un chacun, complétant les mécanismes sociaux existants et leur autorisant d’exercer certaines libertés tout au long de leurs vies professionnelles. Ce droit de tirage permettrait par exemple au cours d’une carrière de se former, de s’occuper de ses enfants ou de ses parents, de créer une entreprise, d’exercer pour un temps un mandat syndical ou politique, etc. Il s’agit, pour ces chercheurs, de faire reposer ces droits sociaux sur la mobilisation de solidarités et non sur des logiques d’assurances individuelles avec en embuscade des « bancassurances » ! La démarche était innovante, mais l’histoire s’arrête là.
Si réinventer notre relation au travail est impossible dans ce monde de brutes, que faire ? Et si la solution était de mieux encadrer les liens d’allégeance qui se tissent au sein de réseaux internationaux de production et de distribution (l’« ubérisation » n’étant qu’une manifestation, parmi d’autres de ce déplacement des lieux de pouvoir économique) ?
Bon il va me (nous) falloir encore « travailler » sur ces questions pour mettre fin à cette catastrophe !
Liens :
- Michel Laloux sur Wikipédia.
- Une vidéo d’une conférence de Michel Laloux (Genève le 24/05/2013) : « Comment dépolluer l’économie ? »
- Pierre Zarka sur Wikipedia.
- Alain Supiot sur Wikipédia.