Et si nous étions en partie responsables des 1135 morts du Rana Plaza ?
Par René Durand le lundi 9 mai 2016, 12:21 - Réflexions - Lien permanent
Le 24 avril 2013, le Rana Plaza, immeuble de huit étages qui abritait plusieurs ateliers de confection au Bangladesh, s’effondrait. On dénombrait au final 1 135 morts, pour l’essentiel des ouvrières de patrons sans morale et avides de profits qui fabriquaient des vêtements « low-cost » pour le compte d’enseignes bien connues dans notre pays. À longueur de spots télévisés, celles-ci se mènent une guerre des prix dont nombre de nos concitoyen(ne)s se félicitent ! Ils sont si bas et nous permettent ainsi de consommer sans contraintes !

Dans ce Rana Plaza (conçu pour n’avoir que cinq étages) cohabitaient cinq
ateliers de confection. La veille de l’accident, les ouvrières avaient remarqué
des fissures dans les murs, mais les patrons les contraignirent malgré tout à
venir travailler en les menaçant. Ces cinq fabricants produisaient,
entre autres, pour les marques Mango, Benetton, The Children’s Place, Cato
Corp, Primark, Papaya Denim, Free style Baby, etc. Mais dans les décombres, les
enquêteurs ont trouvé des étiquettes de vêtements Carrefour (marque Tex),
Auchan (marque In Extenso) et Camaïeu.
Un certain nombre de ces « donneurs d’ordre »
avaient accepté le principe d'un fonds d’indemnisation des victimes,
piloté par l’Organisation internationale du travail (OIT), qui estima
rapidement les besoins pour une indemnisation correcte à 40 millions de dollars
(30 millions d’euros). En août 2014 (plus d’un an après), force était
de constater que la moitié seulement de l’objectif était atteint.
Plusieurs entreprises n’ont en effet rien versé, prétendant que c’est au
sous-traitant criminel de financer l’aide. C’est en particulier le cas de
Benetton, Iconix (Lee Cooper), Carrefour, etc. Le groupe Auchan
(EuropaCity pour les amoureux !) se fit tirer l’oreille et donna au final
1,5 million de dollars ! Dans un premier temps, si j’en crois le
Monde, le distributeur français a prétendu avoir été « victime d’une
sous-traitance dissimulée ». Pour autant cela le dédouane-t-il de sa
responsabilité envers les victimes ?
Le drame du Rana Plaza va avoir d’autres conséquences. Si la
mise aux normes des bâtiments hébergeant la production ne semble pas avoir
avancé, les rémunérations ont été augmentées sous la pression des
syndicats, avec un salaire minimum des ouvriers du textile porté en
décembre 2013 à 68 dollars mensuels (50 euros), soit une progression
de 76 % !!!. Si j’en crois le Monde :
« Cinq mois plus tard, les dirigeants du secteur affirment que leurs
clients refusent que cette hausse salariale soit répercutée sur leurs factures
et font jouer la concurrence, en menaçant de passer commande au Vietnam, au
Cambodge ou en Inde. » Dans le même article, « Safia Parvin,
secrétaire générale du National Garment Workers Federation (NGWF), la
fédération nationale bangladaise des travailleurs du textile, estime que les
réformes pour améliorer la sécurité ne seront pas faciles à mener à bien. “La
plupart des propriétaires d’usines sont des membres du Parlement ou du parti au
pouvoir. Aucun n’aura envie de renforcer une législation qui irait à l’encontre
de leurs intérêts” ».
En y réfléchissant bien, pourquoi ces marques accepteraient-elles une
quelconque responsabilité dans l’effondrement du bâtiment de leurs
sous-traitants à l’autre bout du monde ? N’est-ce pas fait aussi pour ça,
la sous-traitance ? L’objectif n’est-il pas de ne rien connaître
ce qui se passe « derrière le rideau » ? Ne s’agit-il pas
d’ignorer comment il s’y prend, quelles règles il va transgresser pour obtenir
ce prix si attractif qui va permettre tant de marges ? Car profits il y a.
Si j’en crois le Monde : « Les deux géants
mondiaux du textile, qui sous-traitent massivement dans ce pays – le suédois H
& M et l’espagnol Inditex (maison mère de Zara) – ont affiché
respectivement 1,95 et 2,38 milliards d’euros de bénéfice net au cours de leur
exercice fiscal 2013. »
Six ONG, dont « CCFD—Terre Solidaire » et le collectif
« Éthique sur l’étiquette », avaient décidé en mars 2014,
d’adresser un questionnaire aux dirigeants de 40 entreprises du CAC 40 pour
connaître leur avis sur les principes directeurs des Nations unies (adoptés en
2011) qui exigeaient des sociétés qu’elles prennent des mesures pour
prévenir des risques liés à leurs activités. La réaction du patronat était
immédiate et Médiapart publiait à l’époque quelques une des
réponses de ces grands groupes. Veolia par exemple :
« Si Veolia respecte les recommandations des organisations
internationales et les législations locales dans l’ensemble des pays où le
groupe est implanté, l’entreprise ne peut pas se substituer aux États
défaillants en matière de droits de l’Homme ». L’association
française des entreprises privées (Afep) interrogée par
Médiapart expliquait : « Reconnaître la
responsabilité civile et pénale des entreprises donneuses d’ordre est un
outil anti-entreprises françaises. On est en train de se tirer une balle dans
le pied parce qu’il faudrait que la règle soit la même pour tout le
monde. »
Dominique Potier, député PS de Meurthe-et-Moselle, est le
rapporteur d’une proposition de loi (actuellement en deuxième lecture)
visant à introduire un « devoir de vigilance » pour les
multinationales. Il explique dans Libération les raisons de sa
démarche : « Un des moteurs de l’ultra-libéralisme repose sur
l’irresponsabilité des maisons mères des grands groupes quant aux agissements
de leurs filiales et sous-traitants au bout du monde. C’est vrai pour les
paradis fiscaux, pour l’esclavage moderne et les atteintes graves aux
écosystèmes. » Il admet que son texte a profondément été remanié
sous la pression de Bercy et de la chancellerie, « La
proposition de loi originelle était trop radicale pour le temps politique
présent » ! Il va sans dire que les entreprises ont fait et
font toujours du lobbying pour faire capoter cette proposition, aussi édulcorée
qu’elle soit. Ainsi Pierre Pringuet, président de l’Afep,
dans le même numéro de Libération s’oppose à tout renforcement
législatif : « Cet appareil judiciaire et répressif
extraordinairement lourd va pénaliser les entreprises françaises vis-à-vis
de leurs concurrents, y compris européens, puisque ces derniers n’y seront pas
soumis. »
Pour ma part, il me semble que la chaîne de responsabilité dans cette
catastrophe ne s’arrête pas aux seules marques à la recherche d'un profit
maximum. En effet, que penser de l’attitude du consommateur final (vous et
moi), attiré pas ces prix aussi bas qu’ils vous font perdre tout sens des
responsabilités et tout sens moral. Pourquoi ne boycottons-nous pas ce type de
produits commercialisés par ces patrons voyous ?
Les liens :
- Dossier parlementaire sur la proposition de loi : « Entreprises : devoir de vigilance des entreprises donneuses d’ordre » sur le site de l’Assemblée nationale.
- L’effondrement du Rana Plaza sur Wikipedia.